LES NORMES SOCIALES A l'EPREUVE DES CRISES ENVIRONNEMENTALES ?

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Article de décryptage

Le dernier rapport du GIEC établit très clairement que la réponse aux crises environnementales et aux changements climatiques, tant dans l’atténuation que dans l’adaptation, doit s’accompagner d’un changement radical et profond de nos modes de vie. Un tel changement implique une transformation de nos modes de production et de consommation, mais aussi des normes sociales qui façonnent nos comportements et nos décisions.

En sciences environnementales, la question des normes sociales est centrale : la gestion et la préservation des ressources naturelles a longtemps été régie par des conventions tacites au sein des sociétés ou des groupes qui en dépendait. Cette gouvernance a été mise en lumière dans les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie1 en 2009 pour ses recherches sur les communs2. Elle décrit notamment l’importance des normes sociales dans la préservation des écosystèmes, et de l’ensemble des pratiques et mécanismes adoptés par les parties prenantes à la gestion des ressources en question. Ostrom décrit les normes sociales comme « une compréhension partagée des actions qui sont obligatoires, permises ou interdites » [1]. Les normes sociales reposent donc non seulement sur un ensemble de comportements et d’actions communément acceptés au sein d’un groupe. Elles sont maintenues par un ensemble de sanctions et d’avantages sociaux pour la déviance ou l’adhésion à ces normes. La littérature distingue deux types de normes : les normes descriptives, qui reflètent l’adhésion collective à des comportements pratiqués par une majorité de la société (par exemple, le recyclage des déchets), et les normes prescriptives qui définissent les types de comportements qui sont perçus comme étant approuvés par le reste de la société (par exemple, diminuer ses trajets en voiture : c’est perçu comme la bonne chose à faire).

En permettant de diffuser un type de comportement au sein de la société, les normes sociales sont un puissant levier pour la transformation de notre économie vers un modèle plus durable. Dans une étude [2], les chercheurs étudient le lien entre la perception des normes sociales et la volonté des participant·e·s de lutter contre le changement climatique (par exemple, en faisant un don à une ONG). Les résultats montrent que les participant·e·s, non seulement sont plus à même de faire un don, s’ils·elles perçoivent des normes plus fortes, mais surtout qu’ils·elles ont tendance à sous-estimer la norme. C’est à dire, les participant·e·s ont tendance à penser que moins de personnes sont prêtes à lutter contre le changement climatique alors que l’étude montre qu’une majorité de personnes choisissent de faire un don3. Or, lorsque l’on sait que les individus agissent beaucoup par mimétisme et conformisme par rapport à une norme donnée, cette sous-estimation de la norme peut diminuer le nombre de contributions.

Corriger la perception de la norme à travers des campagnes informatives qui en donneraient des chiffres ou des représentations permettrait donc de susciter davantage de comportements pro-environnementaux. C’est ce que montre l’étude de Allcott et Rogers [3] qui évalue l’impact de l’initiative d’un distributeur d’énergie qui a rajouté des données sur la consommation moyenne du voisinage sur les factures envoyées à ses clients. Les chercheurs observent ainsi que les consommateur·rices qui se trouvent au-dessus de la norme diminuent leur consommation d’énergie par la suite. Les chercheurs trouvent également que les personnes qui se situent sous la moyenne montrent une légère tendance à augmenter leur consommation, avec un effet cependant beaucoup moins important que la baisse de consommation dans l’autre sens. La norme sociale est ainsi maintenue grâce au désir de conformité et aux sanctions sociales implicites. Cet effet est d’autant plus important que les normes sont à proximité des individus : la norme relative aux personnes d’une même rue aura plus d’effets que la norme relative aux personnes de la même ville ou de la même région. Cela s’explique par l’observation et l’implémentation de la norme qui sont facilitées par la proximité géographique. Pour en revenir aux travaux d’Elinor Ostrom et d’autres chercheur·ses sur la gouvernance des communs, la littérature montre que les normes sociales les plus structurantes dans cette gouvernance sont celles qui sont définies à l’échelle locale la plus proche de la ressource en question. On sait également que les individus sont plus à même d’adopter des comportements plus respectueux de l’environnement lorsqu’ils·elles sont informé·es des conséquences de leurs comportements (par exemple, les émissions liées à un trajet en avion ou à un contrat d’électricité). Cet effet est d’autant plus important quand les comportements sont observables, donc soumis à des normes sociales plus importantes.

Étant donné que la lutte contre le changement climatique n’est pas exclusivement une question de comportements individuels, il est essentiel que les politiques publiques et autres leviers d’action prennent en compte les normes sociales. Cela peut se traduire dans l’incarnation d’un nouveau récit et des normes sociales associées, à travers l’exemplarité de la classe politique. On le voit dans le cadre de la crise énergétique : comment le gouvernement peut-il demander aux français·es de faire preuve de sobriété quand ils n’offrent pas une représentation de ce récit dans l’exercice du pouvoir - en dehors des campagnes de com’ en col roulé ? Par exemple, pourquoi ne pas réduire les trajets officiels au strict nécessaire et prioriser le train lorsque c’est possible ? Pourquoi voit-on encore des panneaux publicitaires alimentés à l'énergie électrique alors que nous sommes appelés à limiter le chauffage des bâtiments à 19°C ?

La question est ensuite de savoir où se situe la norme et à partir de quel moment un comportement donné devient une norme. Prenons un exemple facile : la question des jet-privés en France à l’été 2022. Alors que le pays traverse un épisode de sécheresse et de canicule, marqué par des feux importants, certains comptes sur les réseaux sociaux rapportent les différents trajets effectués par certaines personnes fortunées (entre autres, Bernard Arnault et Patrick Pouyanné, respectivement dirigeants de LVMH et TotalEnergies).


Flight tracker LAvionDeBernard


Les français·es sont appelé·es par le gouvernement à économiser les ressources, et le lien entre les événements météorologiques extrêmes et le changement climatique est de plus en plus établi au sein du débat public. Il faut réduire les émissions de carbone pour réduire l'augmentation de l’intensité et la fréquence de ces évènements. Cependant, quelle crédibilité donner à ces constats lorsqu’on réalise que les personnes les plus fortunées ne prennent pas la mesure du problème et contribuent aux émissions de gaz à effet de serre (GES) de façon disproportionnée ? Alors que ces comptes et les revendications pour limiter l’utilisation des jets-privés ont commencé avec quelques followers, le phénomène a rapidement pris de l’ampleur et lors d’une énième polémique concernant le PSG (Paris Saint Germain, le club historique de la capitale), le gouvernement a été contraint de reconnaître l’indécence de ces excès, en demandant “un effort” aux personnes concernées, après avoir rechigné à s’opposer à l’utilisation des jets privés. Peut-on alors parler de basculement de la norme ?

Une fois posé le constat de l’importance des normes sociales, quel lien peut-on établir avec les politiques publiques ? Au vu des enjeux liés à la crise climatique, il est essentiel que les politiques publiques – en particulier environnementales – œuvrent à changer les normes sociales et s’appuient sur ces dynamiques pour étendre les effets au sein de toute la société. Les scénarios du GIEC incluent des changements de comportements et des effets de normes sociales non négligeables pour arriver aux températures souhaitées. Les changements de comportements sont également intégrés dans le scénario Net Zero Emissions [4] de l’Agence Internationale de l’Energie, qui étudie les transformations nécessaires dans la production et la consommation d’énergie pour maintenir la température à la surface de la terre à 1.5°C. Les auteur·rices montrent qu’environ ¾ des changements de comportements à l’origine des réductions d’émissions sont incités ou appuyés par des politiques publiques.


Emission reduction behaviour change


Cet effet amplificateur des normes peut ainsi influencer les décisions politiques futures : les agendas politiques, de droite comme de gauche, s’adaptent et se conforment aux normes en vigueur. C’est ainsi que l’écologie et l’environnement, autrefois présents uniquement dans les programmes écologistes et de certain·es candidat·es de gauche, figurent désormais dans tous les programmes des principaux partis en France. On a également pu remarquer comment la planification écologique et la sobriété se sont rapidement imposées comme sujets importants du débat public après les élections présidentielles. Des normes adaptées à des modes de vie écologiques entraînent, à plus ou moins long terme, des politiques publiques qui y répondent.

Dans le même temps, les politiques publiques jouent un rôle essentiel dans l’établissement et la structuration de ces normes. Avec les ressources à disposition du gouvernement, des campagnes de communication apportant du contexte informatif, en visant la modification des normes sociales, pourraient alors se révéler très puissantes, comme le montrent Pace et van der Weele [5]. Dans leur étude, les deux chercheurs montrent que les croyances sont étroitement corrélées avec les comportements plus ou moins « écolos ». En apportant des informations sur les causes du changement climatique puis sur les émissions de CO2 liées à la consommation de certains produits, ils observent que les individus ont tendance à changer leurs habitudes de consommation grâce à l’information apportée, et changent également leur perception des normes en vigueur.

Ces leviers sont particulièrement puissants sur des comportements « publics », c’est à dire observables par des tiers, ainsi plus soumis aux injonctions sociales. Dans le cadre des enjeux environnementaux, on peut penser aux habitudes alimentaires et aux moyens de déplacement qui sont des postes d’émissions importants à l’échelle individuelle [6]. Ce sont également des comportements qui sont soumis à des normes culturelles importantes (gastronomie, culte de la voiture), ou qui sont limités par des choix structurels d’agencement du territoire, donc indépendants de la volonté des individus. Les politiques publiques sont donc un levier essentiel pour la transformation de ces comportements et les normes sociales peuvent appuyer la transition et pérenniser le changement dans le temps. On observe déjà une évolution de ces normes avec l’apparition du flygskam4 en Suède ; l’augmentation du nombre de vélos à Paris, ou encore avec la démocratisation des options végétariennes dans les espaces de restauration publique. Ces évolutions sont évidemment liées à des contextes économiques et sociaux qui permettent le changement des habitudes : par exemple, la pandémie a accéléré le développement des pistes cyclables à Paris.


Vélo piste cyclable Paris


Le changement climatique et les crises environnementales vont entraîner des bouleversements de nos façons de vivre aujourd’hui. La définition collective de nouvelles normes sociales, qui tiennent compte des enjeux climatiques et sociaux est aussi une façon de diminuer l’impact de ces bouleversements, en particulier auprès des populations les plus vulnérables. Appuyées par des politiques publiques ambitieuses qui s’inscrivent dans le cadre démocratique, ces normes sociales peuvent s’étendre à l’ensemble de la société et s’ancrer dans le récit d’une société bas carbone, plus résiliente, et plus juste.


Sidonie Commarmond - Pour un Réveil Ecologique


Notes

  1. Prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel
  2. “Les biens communs, ou tout simplement communs, sont des ressources, gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver et pérenniser cette ressource.” (Source: https://lescommuns.org/)
  3. Ici, le don est la mesure choisie par les chercheur·ses pour évaluer la volonté de lutter contre le changement climatique. C’est une pratique courante en sciences sociales, qui peut présenter des limites mais qui est plus facile à mettre en place et donne un ordre d’idée de l’ampleur d’un phénomène.
  4. “Honte de prendre l’avion” en Suédois

Bibliographie

  1. Ostrom, Elinor. 2000. “Collective Action and the Evolution of Social Norms.” Journal of Economic Perspectives 137-158.
  2. Andre, Peter, Teodora Boneva, Felix Chopra, and Armin Falk. 2021. “Fighting Climate Change: The Role of Norms, Preferences and Moral Values.” IZA DP.
  3. Allcott, Hunt, and Todd Rogers. 2014. “The Short-Run and Lond-Run Effects of Behavioural Interventions: Experimental Evidence from Energy Conservation.” American Economic Review.
  4. https://www.iea.org/reports/net-zero-by-2050
  5. Pace, Davide, and Joël van der Weele. 2020. “Curbing Carbon: An Experiment on Uncertainty and Information about CO2 emissions.”
  6. D’après les chiffres de MyCO2, étude réalisée par le cabinet de conseil Carbone 4.

Images

  1. Cartoon showing a procession of people following each other in a circle (chrismadden.co.uk)
  2. L'avion de Bernard on Instagram: “F-HTTO | Total Energies | 30.09.2022 | Marseille -> Venise | 1h11min | ~ 3.1 t CO2 . #co2 #planete #criseecologique #jetprive . Les…”
  3. p.173 - IEA (2021), Net Zero by 2050, IEA, Paris
  4. Compteur de vélos Rivoli - Ville de Paris | Facebook
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